









Photos : Jesús Alberto Benítez et Ute Müller
Photos : Jesús Alberto Benítez and Ute Müller
Entre-deux
Ute Müller fait des peintures. Mais pas uniquement. Comme la plupart des artistes de notre temps – à part peut-être les peintres – elle réalise aussi des sculptures, des installations, des éditions, seule ou en groupe, et ne se définit pas en tant que spécialiste d’un médium. Si elle s’intéresse à la peinture pour ses qualités propres – qu’elle explore depuis de nombreuses années sur de très grands formats, dans des compositions denses et référencées –, elle s’y intéresse aussi en tant que média. En effet, l’artiste se pose la question de ce qui transite par la peinture pour atteindre celui ou celle qui la regarde : quelle quantité d’information est reçue (sachant qu’elle est souvent bien supérieure à la quantité émise) et quelle relation cela engage ; en somme : que se passe-t-il dans cette situation conventionnelle, quand une peinture se présente aux (deux) yeux des spectateur·ices, c’est-à-dire au moment de leur exposition?
À première vue, la problématique est soulevée on ne peut plus directement par les nouvelles œuvres présentées à la Salle de bains. En passant de l’une à l’autre, on notera qu’en plus de figurer des yeux pour nous parler du regard, elles amènent le sujet de l’apparition et de la disparition par un effet de littéralité tout aussi caricatural, compris dans la matière même de la peinture : un tissu technique conçu pour être visible dans le noir.
L’on sait pourtant que la tautologie, en tant que mantra du modernisme – comme la formule trop souvent citée de Frank Stella, « Ce que vous voyez est ce que vous voyez » –, a été source de discorde et de malentendu. Elle est comme court-circuitée par ces diptyques miniatures où, à force de repousser le regard à la surface du tableau, cette fois, c’est la peinture qui nous observe.
Le caractère comique de la série une fois surnommée Hooked and Crooked (crochu et tordu) par l’artiste semble mettre à distance cet héritage du minimalisme, auquel se réfère la palette de gris et de teintes “neutres” chez Ute Müller, laquelle est employée ici pour donner vie à des paires d’yeux expressifs. Cette note d’humour semble au moins prévenir les écueils de l’esprit de sérieux, qui a reconquis une partie de la peinture contemporaine revendiquant son formalisme. D’un autre côté, elle ironise sur une tendance à rendre tout explicite, de peur de compromettre la relation avec le public. C’est pourquoi l’on fait tant parler les œuvres : une véritable industrie du doublage.
D’ailleurs, ces personnifications de la peinture post-médium, sous les traits du cartoon ne sont pas dotées de bouches. Ce sont ces yeux flottant dans l’écran noir qui, dans le langage du dessin animé depuis ses origines (ou presque), signifient une présence cachée dans l’obscurité, et qui, si elle n’est pas menaçante (comme les souris qui surveillent le chat Sylvestre dans la- maison hantée 1), est prise dans un état de confusion ou de solitude, voire de promiscuité gênante quand plusieurs paires d’yeux se trouvent coincées dans un placard. On laissera éventuellement les visiteur·euses transposer cela à leur situation.
Ute Müller makes paintings. But not only that. Like most artists today – except for painters maybe – she also produces sculpture, does installations, and publishes, either alone or in a group, and cannot be pinned down as a specialist in any one medium. While she is keen on painting for its intrinsic qualities – which she has explored for many years in very large format canvases and dense multi-referential compositions – Müller is interested in those things as media. And indeed the artist wonders what it is that painting conveys to the person looking at it. What quantity of information is picked up (given that it is often more than the quantity emitted) and what sort of relationship that initiates. In a word, what happens in this conventional situation when a painting is shown to the (two) eyes of viewers, that is, at the moment they are exposed to the piece?
At first glance, the problematic is raised as directly as possible by the new works on view at La Salle de bains. Moving from one piece to next you notice they not only represent eyes that are meant to say something to us about the gaze, they also raise the concept of appearance and disappearance thanks to an effect of literalness that is just as much a caricature as well, since the effect is grounded in the very materials making up the painting. The pictures use a so-called technical fabric, one that is designed to be visible in the dark.
It’s widely known that the tautology “What you see is what you see,” a mantra of modernism in the overly quoted form coined by Frank Stella, has been a source of disagreement and misunderstanding. It seems to be short-circuited by these miniature diptychs where the painting pushes the eye back to the surface of the picture and this time it is the painting that is observing us.
The comic nature of the series, which the artist once dubbed Hooked and Crooked, seems to distance the legacy of minimalism, which Müller’s gray palette and “neutral” tones reference. Here it’s used to bring to life expressive pairs of eyes. This touch of humor seems at least to warn us of the pitfalls of the serious mind, which has recaptured part of contemporary painting staking its claim in formalism. On the other hand, she is poking fun at a tendency among artists to make everything obvious for fear of compromising their connection with the audience. It’s why they make artworks speak out so much, a veritable dubbing industry.
Moreover, these personifications of post-medium painting, depicted as cartoon figures, have not been given mouths. In the idiom of animation going back to its roots (or nearly), those eyes floating in the dark of the blank screen have meant there is a presence hiding in the dark. And if that presence is not threatening (like the mice keeping a sharp eye out for Sylvester the cat in the haunted house1), it is caught in a state of confusion or solitude, even embarrassing promiscuity when several pairs of eyes find themselves jammed together in a closet. Visitors are free to transpose this to their own situation.
The title Entre-deux might also encompass then the idea of faltering or wavering as a condition that favors aesthetic experience. This promises the greatest degree of reflection (literally and figuratively) in the interval between paintings, involving viewers’ bodies in a cinematic movement inside the exhibition venue. The expression also describes the indeterminism of these objects. They are barely painted pictures that become sculptures and figures through the hanging system they employ, pointing us to all the other elements that determine their display – wall, lighting, “neutral” gray floor.
Translation : John O'Toole
Liste des œuvres :
List of works :
Untitled (série), 2024-2025
Gouache sur toile réfléchissante, bois, métal, 28 x 40 x 2cm
Gouache on reflective cloth, wood, metal, 28 x 40 x 2cm

La Salle de bains reçoit le soutien du Ministère de la Culture DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, de la région Auvergne-Rhône-Alpes Region et de la ville de Lyon.
Ce projet est soutenu par le ministère fédéral de l’habitat, de la culture, des médias et du sport de la République d’Autriche ainsi que de Bildrecht.




