Photos : Jesús Alberto Benítez
Photos : Jesús Alberto Benítez
MAWON CIEL
Quand Lucas Erin a proposé ce titre pour son exposition, il a évoqué à la suite : une couleur imaginaire, la promesse d’un ailleurs où tout serait à construire, un niveau d’alerte, un panneau de déviation que l’on suivrait in extremis, faisant crisser les pneus au moment de quitter l’autoroute et d’envoyer bouler le destin. Déjà se superposent des idées et des images sur un signifiant en apparence léger, à la sonorité badine.
Il en va ainsi des œuvres présentées dans cette exposition qui se donne d’emblée comme un décor froid aux contours nets. Les œuvres de Lucas Erin se distinguent par une concision formelle qui, plutôt que par collage et accumulation (de formes, de gestes, de références multiples), procèdent par synthèse, substitution voire sublimation. Dans ce relatif dépouillement et cette absence de bavardage, on pourrait dire qu’elles s’offrent comme des surfaces de projection, qu’elles pourraient se charger de récits et d’affects au contact des regardeur.euses. Mais notons qu’elles leur adressent souvent une réponse – comme on le dit d’un nerf stimulé – sous forme de reflet, retour image ou retour à l’envoyeur. Un signal indiquant que le contact a été établi.
En prononçant “MAWON CIEL”, Lucas Erin invoque les ruses de la langue créole, cette langue comme outil de résistance à l’assimilation dont parle Édouard Glissant, langue qui se plaît à associer des mots, retirer des lettres, prétendre au non-sens là où le message est caché ou alors plus complexe. Il nous parle aussi, et en premier lieu, de la pratique du marronnage, cet art de la fuite longtemps considéré comme secondaire avant d’être replacé par les théories postcoloniales au centre de l’histoire de l’esclavage aux Etats-Unis. Ceci a eu pour conséquence de restaurer la figure politique du déserteur, et par là, les peuples soumis comme acteurs de leur propre libération.
Lucas Erin ne cherche pas à illustrer cette histoire, mais elle s’avère inspirante pour qui s’intéresse au motif de la disparition comme possibilité de faire sécession, ce à l’aune d’une société de contrôle ou d’autres systèmes de domination du monde contemporain. Quant à la violence nécessaire à une telle entreprise d’émancipation, elle n’est pas totalement absente de l’atmosphère qui s’installe dans l’espace d’exposition. Bien qu’on y croise plusieurs marques de tendresse, il y plane comme une rumeur de l’indomptable. Par ailleurs, l’alliage même des pièces en bronze que réalise Lucas Erin en utilisant du cuivre “récupéré” renvoie à l’idée de la maraude. Ainsi de ces pieds un peu cartoonesques qui semblent nous indiquer une trace à suivre sur un pavement de miroirs brisés.
L’on comprend que l’acte de marronnage agit comme une métaphore en conférant une certaine charge critique à cette installation qui modifie l’expérience de l’espace connu de certain•es visiteur•euses : des lignes de fuites sont déplacées, des recoins sont créés, des zones cachées, d’autres théâtralisées. Il est troublant de retrouver dans les références littéraires de l’artiste au sujet du marronnage une articulation poétique entre la conquête d’un espace-temps et une approche sensorielle de la fuite1 . Dans l’essai Fugitif où cours-tu? (2016) de Dénètem Touam Bona qui insiste sur la dimension créatrice des résistances marronnes, l’auteur parle ainsi de cet engagement physique: “Le marronnage est avant tout une riposte inventive qui passe par des postures, des techniques corporelles, tout un savoir incorporé. Le corps est le premier théâtre d’opération, la première position à libérer, le premier droit à restaurer”.
Cela donne un sens particulier aux invitations discrètes mais multiples à impliquer son corps dans la rencontre avec les œuvres de Lucas Erin et du choix qui en découle de se joindre ou non à la cadence des crabes (allant à la rencontre d’un drone dans la vidéo 6:24). Cela nous rappelle qu’il convient aussi de se positionner face aux œuvres d’art et au contexte dans lequel elles nous sont montrées. Il n’est pas anodin donc que ces tactiques d’esquive soient modélisées dans un espace d’art associatif au moment d’une biennale.
1- C’est le thème de L’esclave vieil homme et le molosse (1997) de Patrick Chamoiseau.
Liste des œuvres :
Trace, 2024
Bronze, miroir, ciment
27cm × 50cm
Fond Coulisse, 2024
Fibre de bois teinté, bronze
258cm × 230cm
Fond Moustique, 2024
Fibre de bois teinté, bronze
258cm × 230cm
Hochet, 2024
Vinyl, cloches, chaînes, acier
80cm × 180cm
6:24, 2015
Vidéo, 7’27, en boucle
Réalisée avec Anouk Chambaz
Remerciements à :
Alfredo Aceto, Lucile Brunot, Pierre Crouzal,
Daniel Mudrecki, Aurélie Vial.
When Lucas Erin proposed this title for his show, he conjured up a number of things in succession, an imaginary color, the promise of a someplace else where everything has to be built, a level of alert, and a sign indicating a detour that ought to be followed only as a last resort, making your tires screech as you leave the highway and send fate packing. Already ideas and images are accumulating, layer upon layer, on an apparently lightweight signifier with a playful sound.
The same goes for the works featured in this show, which right from the start presents a cold setting with clear sharp lines. Erin’s pieces stand out for their formal concision that works, not by collage and accumulation (of forms, gestures, multiple references), but by synthesis, substitution, even sublimation. In these relatively spare surroundings, in the midst of works that are tight-lipped, the opposite of chatty, you might say they are displayed like surfaces that call out for projection, that they could absorb narratives and emotions when in contact with viewers. We should note, too, that the works often offer up a response – as in the expression “stimulus-response” when, say, touching a nerve – that takes the form of a reflection, an image feedback, a return to sender. A signal indicating that contact has been established.
By uttering “MAWON CIEL,” Erin is referring to the linguistic tricks of Creole, that tongue that serves as a tool of resistance to assimilation which Édouard Glissant speaks of, that language that likes to combine words, remove letters, claim to be speaking nonsense where the message is concealed or more complex than meets the ear. He is also talking to us first and foremost about marronage, maroonage, maroons in the original sense of the word of runaway slaves, those who escaped slavery in the Caribbean and the Americas. It was the art of fleeing that was long considered secondary before being recognized in postcolonial theories as central to the history of slavery in the United States. Consequently that shift led to a restauration of the political figure of the deserter together with enslaved peoples as agents of their own liberation.
Erin isn’t looking to illustrate this history, but it does prove inspiring for someone interested in the motif of disappearance as a possibility of seceding in terms of a “society of control,” or other systems of domination in the world today. As for the necessary violence for such an undertaking as emancipation, it is not completely absent from the atmosphere pervading the exhibition venue. Although visitors do encounter indications of tenderness, something like a rumor of the invincible hovers over the space. Moreover, the very alloy of the bronze pieces created by Erin used “collected,” “recovered,” “recycled” copper which points to the idea of marauding (a word whose roots go back to a French word for rogue or vagabond). Think of those slightly cartoonish feet that seem to show us the way over a path paved in broken mirrors.
It is understood that the marooning (in its earliest sense) acts as a metaphor, granting a certain critical weight to the installation and altering the experience of a space that is already known to some visitors. Vanishing lines (or lignes de fuite, literally “flight lines”) have been moved, hidden recesses created, zones concealed, others dramatized. It is troubling to find among the artist’s literary references to marooning a poetic linking of a certain space-time to a sensory approach to the act of fleeing1. Dénètem Touam Bona’s essay Fugitif où cours-tu ? (2016; translated as Fugitive, Where Are You Running?, 2022, John Wiley & Sons) stresses the creative dimension of the resistance in the flight of enslaved people. The author speaks of this physical involvement, “Marronage is above all an inventive rejoinder that includes attitudes, corporeal techniques, an entire system of in-corporated knowledge. The body is the first theater of operation, the first position to free, the first right to reestablish.”
That lends a particular meaning to the discreet, though repeated, invitations to involve your body when encountering Erin’s works and the choice that follows from that to join in, or not, the cadence of crabs seen approaching a drone in 6:24. It also reminds us that we had best place ourselves in front of the artworks and in the context in which they are displayed. It isn’t insignificant that these tactics for dodging are modeled in an associative art space during a biennial.
1-This is the theme running through Patrick Chamoiseau’s novel L’esclave vieil homme et le molosse (1997).
Works :
Trace, 2024
Bronze, mirror, cement
27cm × 50cm
Fond Coulisse, 2024
Colored fiberboard, bronze
258cm × 230cm
Fond Moustique, 2024
Colored fiberboard, bronze
258cm × 230cm
Hochet, 2024
Vinyl, bells, chains, steel
80cm × 180cm
6:24, 2015
Video, 7’27, in a loop
Made with Anouk Chambaz
With special thanks to:
Alfredo Aceto, Lucile Brunot, Pierre Crouzal,
Daniel Mudrecki, Aurélie Vial.
Lucas Erin (*1990) est un artiste franco-caribéen basé à Lausanne et diplomé de l'ECAL. Sa pratique artistique est ancrée dans une réflexion pluriculturelle, explorant l’interrelation humaine, la rencontre et la résistance à la normalisation sociale. Son travail explore l’héritage culturel des Caraïbes et les thématiques des catastrophes.
Diplômé en Arts visuels de l’École cantonale d’art de Lausanne en 2016, il consacre plusieurs années ensuite à explorer les aspects collectifs de sa pratique artistique et de ses réflexions, s’engageant dans divers espaces d’art indépendants à Paris notamment La Colonie. Il est cofondateur de la Happy Baby Gallery à Crissier et son travail a été présenté entre autres à la galerie Allstars (Lausanne), au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, au Sunsworks (Zurich), au Helmaus (Zurich), à l'espace 3353 (Carouge) et à Hit (Genève).
Alfredo Aceto, Lucile Brunot, Pierre Crouzal,
Daniel Mudrecki, Aurélie Vial.
Alfredo Aceto, Lucile Brunot, Pierre Crouzal,
Daniel Mudrecki, Aurélie Vial.
de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et de la Ville de Lyon.
Cette exposition reçoit le soutien de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture.
Cette exposition s'inscrit dans le programme Résonance de la 17e Biennale d'art contemporain de Lyon.