Photo : Jesús Alberto Benítez
Photos: Jesús Alberto Benítez
Take, Retake and Remake (Back the Night)
“C’est ici qu’il faut introduire la critique de la notion d’auteur -la critique de lier un sujet créateur totalement cohérent, préexistant à l’acte de création, dont l’oeuvre d’art ne serait qu’un miroir ou, au mieux, un véhicule pour communiquer une intention déjà parfaitement formée à partir d’une expérience consciemment utilisée. Ce que je propose, c’est qu’on considère, d’une part, la formation sociale du producteur dans le cadre des rapports de classe et de genre, mais, d’autre part, qu’on considère également le processus créateur, la pratique artistique, comme le lieu d’une interaction cruciale entre le producteur et la matière.”
Cette citation de l’historienne de l’art Griselda Pollock compte parmi les textes et extraits que Mar García Albert a tenu à partager pendant la préparation de cette exposition. Elle introduit à elle seule plusieurs directions critiques qu’emprunte ce travail en apparence léger voire frivole à force de petits cœurs et de représentation d’Hello Kitty.
C’est bien cela qui nous touche dans ses peintures -comme dans celles de Camila Oliveira Fairclough ou d’Owen Piper précédemment montrées à la Salle de bains : cette allégresse qui se dégage particulièrement d’une pratique de l’art lorsqu’elle est reliée à la vie, même dans ses aspects les plus banals. Cette jubilation, qu’imprime là un geste lâché, ici complété pour former un smiley, n’a rien à voir avec de la satisfaction. Au contraire, elle traduit un investissement dans l’expérience, toujours curieuse, toujours risquée, parfois ratée -c’est indifférent- de cette “interaction cruciale” avec la matière.
Cette joyeuseté n’est donc pas un reflet trompeur dans la peinture de Mar García Albert, il n’empêche qu’elle est sous-tendue par une approche conceptuelle laquelle s’appuie sur une analyse exigeante du médium et de l’histoire sociale et politique de l’art.
Quand l’artiste décide de s’atteler au motif de la nuit pour cette exposition, c’est en se référant à une longue tradition picturale qui allie des défis plastiques à l’expression d’une attirance spirituelle pour les ténèbres. Elle permet d’accueillir le laid et l’abject comme dans les peintures noires de Goya, s'éloignant encore davantage du néo-classicisme de l’époque. Mais l’idée lui est aussi venue d’une peinture sur lunette de WC qu’elle venait de réaliser en hommage à Lee Lozano, dans un glissement sémantique un peu idiot et non-moins valable de la lunette à la lune.
En termes de représentation, il ne reste de la nuit que quelques stickers en forme d’étoile collés sur les peintures. C’est sans compter ces visages énergiquement croqués avec une seule couleur auxquels renvoie le titre de l’exposition. Ce dernier est une adaptation du nom donné à une série de marches annuelles pour le droit des femmes initiée aux Etats-Unis d’Amérique dans les années 1970 et qui a toujours lieu aujourd’hui : (women) take back the night (les femmes reprennent possession de la nuit). Pour ces portraits, Mar García Albert a pris pour modèle des recadrages d’une des rares documentations de ces manifestations dans les archives du Barnard College, une école dédiée aux femmes à New York.
Si les peintures présentées dans l’exposition sont ainsi encadrées par une référence à un féminisme militant -en plus d’une rangée de petits miroirs, d’autres parergon- on pourra également y lire un commentaire sur l’art engagé, que l’artiste tient à distinguer de son engagement dans la peinture.
Sous cet angle, la rapidité avec laquelle elle exécute ces portraits de manifestantes anonymes s’oppose à une tendance actuelle dans le renouveau de la peinture figurative exempte de tout débat critique, surtout quand elle se contente de déterminer l’appartenance de son auteur.ice à un groupe identitaire. Le visage représenté en rose dans la série de portraits de femmes semble même rire de la faiblesse d’un tel argument politique.
C’est en lisant Lucy Lippard que Mar García Albert a pris connaissance des manifestations Take back the night. Dans son texte “Sujet Tabou” (1980), la critique d’art insistait sur les apports significatifs des femmes dans l’art des années 1970 où elles ont contribué à introduire le sujet social et politique, à critiquer le mythe du génie créateur, cela en important dans l’art des sujets impropres, tabous, c’est à dire relatifs aux conditions matérielles, sociales et corporelles de la production de l’art. La nuit, temps du travail reproductif, zone d’invisibilité, est aussi un tabou. Comme les prolétaires rencontrés par Jacques Rancière, les femmes n’auraient d’autres moments que la nuit pour s’organiser, lire, écrire, créer ?
Mar García Albert n’a eu de cesse d’intégrer des sujets impropres dans sa peinture, à la fois comme une critique du sujet en peinture et comme références à ses conditions de production. Il s’agit de toutes ces allusions à la propreté : balayettes assorties aux couleurs sur la toile, et surtout, motifs de papiers hygiéniques. Il en va de même quand elle commence à peindre sur le plastique des toiles toutes faites, comme si sa vie de mère et de travailleuse ne lui laissait pas le temps de retirer l’emballage.
En plus de toutes les qualités qu’offre la surface imprévisible selon la qualité de la marchandise, cette peinture appliquée sur la couche superficielle du film protecteur amène de profondes remises en question. L’idée ancienne selon laquelle la toile imprègne la subjectivité de l’artiste ou son intention “déjà parfaitement formée” est annulée en même temps que la valeur commerciale de l’objet peint.
En somme, la toile n’est pas peinte. Elle ne peut pas être repeinte, restant disponible pour être peinte pour la première fois. La surface peinte, elle, rend visible pour une durée limitée la contingence de la pratique, accordant délibérément plus d’importance à l’expérience.
“It is here that the critique of authorship is relevant – the critique of the notion of a fully coherent author subject previous to the act of creation, producing a work of art which then becomes merely a mirror or, at best, a vehicle for communicating a fully formed intention and a consciously grasped experience. What I am proposing is that on the one hand we consider the social formation of the producer within class and gender relations, but also recognize the working process or practice as the site of a crucial social interaction between producer and materials.”1
This observation by the art historian Griselda Pollock figures among the texts and excerpts that Mar García Albert wanted to share while putting together the current show. On its own, the quotation introduces several critical paths forward that are in fact the directions in which the artist’s work moves, however much it appears kind of thin, even frivolous, in light of its little hearts and Hello Kitty depictions.
This is indeed what touches us in her paintings – like those by Camila Oliveira Fairclough and Owen Piper, who have also exhibited at La Salle de bains. It is the joy given off especially by an art practice linked to life, even in its most banal aspects. This jubilation, introduced by an off-hand gesture subsequently worked to form a smiley face, has nothing to do with satisfaction. Quite the opposite, it conveys an investment in the experience of this “crucial… interaction” with art materials, an experience that is forever curious, risky, and sometimes unsuccessful, not that it matters.
This joyousness then isn’t some false reflection in García Albert’s painting. Nevertheless, her work is underpinned by a conceptual approach, which is itself based on a demanding analysis of the medium along with the social and political history of art.
The artist decided to fully embrace the night motif for this show by referencing a long pictorial tradition that marries formal challenges to the expression of our spiritual attraction to the shadows. It makes it possible to welcome the ugly and the abject as in Goya’s Pinturas negras, his Black Paintings series, turning even further away from the neoclassicism of the period. But the idea also popped into her head of doing a painting on a toilet seat, which she has just done in homage to Lee Lozano, a semantic shift in French that is a bit silly but valid just the same, from lunette (toilet seat) to lune (moon).
In terms of representation, all that remains of the night are a few star-shaped stickers stuck to the paintings. That’s not counting those faces energetically sketched out in a single color which the title of the show refers to. That title is an adaptation of the name given to the annual march for women’s rights first launched in the United States in the 1970s and still held today, (Women) Take Back the Night. For these portraits, García Albert modeled her work on one of the rare group of documents chronicling these marches, found in the archives of Barnard College, a private women’s college in New York City.
While the paintings featured in the show are contextualized with a reference to militant feminism – along with a row of small mirrors, other parerga, i.e., supplementary or related pieces – we can also read in the display a commentary on the politically committed work that the artist would like to set apart from her commitment in painting. In that sense, the speed with which she executes these portraits of anonymous demonstrators runs counter to a current trend in the renewal of figurative painting that is free from all critical debate, especially when it is considered enough to merely ascertain that the artist in question belongs to one or another group identity.2 The face depicted in pink in the series of women’s portraits seems even to be laughing at the weakness of such a political argument.
It was while reading Lucy Lippard that García Albert became aware of the Take Back the Night marches. In her text called “Sujet Tabou” (1980), the art critic stressed the significant contributions of women to the art of the 1970s, when they helped to introduce social and political subjects and critique the myth of the creative genius by importing into art inappropriate or taboo subjects, that is, related to the material, social, and bodily conditions of art. Night, the time of reproductive work and zone of invisibility, is also a taboo. Like the proletarians Jacques Rancière met, don’t women have other moments than nighttime to get organized as a group, read, write, create?
García Albert is forever making inappropriate and unclean subjects an integral part of her painting, both as a critique of the subject in painting and as references to the conditions of its production. There are all those allusions to cleanliness, i.e., brushes that match the colors on a painting and especially toilet paper motifs. Something similar occurs when she begins painting on the plastic wrapping new ready-to-use canvases, as if her life as a mother and worker didn’t leave her the time to remove the packaging material.
Besides all the aspects offered by the unpredictable surface according to the quality of the merchandise, the paint applied to the surface layer of the protective film raises deep questions about our assumptions. The old idea that the picture is permeated by the artist’s subjectivity or their “fully formed intention” is canceled out along with the commercial value of the painted object.
In a word, the picture does not get painted. Nor can it be repainted for it remains available for an initial application of paint. The painted surface makes visible for a limited time the contingency of the practice, deliberately granting greater importance to the experience.
2- Larne Abse Gogarty, “Figuring figuration”, in Art Monthly n°465, avril 2023.
1- Griselda Pollock, “Modernity and the Spaces of Femininity,” Vision and Difference: Femininity, Feminism and Histories of Art, London, New York: Routledge, 1988, 82-83.
2- See Larne Abse Gogarty, “Figuring Figuration,” Art Monthly 465 (April 2023).
Translation : John O'Toole
Liste des œuvres :
List of works :
De gauche à droite
After after, 2024
Collage et peinture à l’huile sur toile, 100×70cm
García Painting, 2024
Peinture à l’huile sur toile plastifiée, 27×35cm
Horizontal Landscape, 2024
Collage et peinture à l’huile sur toile plastifiée, 27×35cm
Portrait, 2024
Techniques mixtes, installation aux dimensions variables
After soundtrack piece, 2024
Peinture à l’huile sur toile plastifiée, 35×27cm
Rotatable Painting, 2024
Collage et peinture à l’huile sur toile, charnière 14×18cm
After Moon Painting, 2024
Peinture à l’huile sur toile plastifiée, 80×60cm
Vertical Landscape, 2024
Collage et peinture à l’huile sur toile plastifiée, 35×27cm
After Soundtrack Piece, 2024
Peinture à l’huile sur toile plastifiée, 35×27cm
From left to right
New Jörg’s Kunstverein Window, 2024
Installation of self-adhesive mirror stickers, variable dimensions
After after, 2024
Collage and oil paint on canvas, 100×70cm
García Painting, 2024
Oil paint on plastic-coated canvas, 27×35cm
Horizontal Landscape, 2024
Collage and oil paint on plastic-coated canvas, 27×35cm
Portrait, 2024
Mixed media, installation, variable dimensions
After soundtrack piece, 2024
Oil paint on plastic-coated canvas 35×27cm
Rotatable Painting, 2024
Collage and oil paint on plastic-coated canvas, hinge, 14×18cm
After Moon Painting, 2024
Oil paint on plastic-coated canvas, 80×60cm
Vertical Landscape, 2024
Collage and oil paint on plastic-coated canvas, 35×27cm
After Soundtrack Piece, 2024
Oil paint on plastic-coated canvas, 35×27cm
Mar García Albert (*1980) vit et travaille à Paris. Elle est diplômée d’un MA de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son travail a été présenté dans des expositions personnelles ou collectives, notamment à New Joerg Kunstverein, Vienne(2024), Villa Belleville, Paris, Glassbox, Paris, Kunstverein Bielefeld (toutes en 2023), DOC, Paris (2021), Centre Pompidou, Paris, Centre del Carmen CCCCV, Valence ( l'une et l'autre en 2020), FRAC Champagne-Ardenne, Reims, Kunstverein am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin (l'une et l'autre en 2019), Fondation Entreprise Ricard, Paris (2018), and Sala Gran, La Capella, Barcelone (2015).
Mar García Albert (*1980) lives and works in Paris. She holds an MA from the Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Her work was presented in solo and group exhibitions, notably at New Joerg Kunstverein, Vienna (2024), Villa Belleville, Paris, Glassbox, Paris, Kunstverein Bielefeld (all in 2023), DOC, Paris (2021), Centre Pompidou, Paris, Centre del Carmen CCCCV, Valencia (both in 2020), FRAC Champagne- Ardenne, Reims, Kunstverein am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin (both in 2019), Fondation Entreprise Ricard, Paris (2018), and Sala Gran, La Capella, Barcelona (2015).
de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et de la Ville de Lyon.
Cette exposition bénéficie d'une aide du Service Culturel de l'Ambassade d' Espagne à Paris.